Identité-judéité

 

Profondément bouleversé par les événements meurtriers se déroulant au Proche Orient, qui se sont ajoutés à un malaise ancien et profond, il m’est nécessaire de dérouler et de clarifier mon rapport à ce que serait ma « judéité ».

La première information sur ma condition de Juif m’est donnée entre 5 et 6 ans par ma mère en réponse à une question sur la langue qu’elle parle avec ses parents, mais qu’elle ne me transmet pas, le yiddish : « Nous, on est juifs ». Ce que je reçois à ce moment, c’est son vécu d’enfant qu’elle adresse à son propre enfant. Son expérience d’enfant pendant la guerre, confiée à la Croix Rouge pour être cachée à la campagne et qui s’imprime en moi en des termes et affects d’enfant : « Les gens ne nous aiment pas, ils veulent nous tuer. On a plus de maison ».

Très peu de temps après cette première transmission, j’interroge mon père sur le fait que son père, mon grand-père, est estropié : il manque un doigt à une de ses mains. « Auschwitz ». C’est le premier mot qu’il prononce en réponse à ma question. Mon grand-père a perdu son doigt à Auschwitz. Mon père m’explique : les allemands, les trains, les camps, l’extermination. Mon grand-père a survécu à 17 sélections. Il vieillit très mal. Parkinson. Il n’a jamais pu retravailler après son retour de camps. Mon père, l’aîné de la fratrie a travailler très tôt pour aider sa famille. Ce grand-père vient dormir chez nous un week-end pour soulager ma grand-mère. Il crie la nuit. Je suis dans la pièce voisine. Je ne dors pas. Je suis traversé par une immense angoisse. Je suis déjà très poreux. Mon père a revu son père de retour de camp pour la première fois à 14 ans dans un hôpital : une salle commune, emplie de déportés. Il s’est évanoui. Mon père est traversé d’angoisses morbides, d’angoisses de dégradation. Il est incapable de me soutenir dans aucun des aspects de ma vie d’enfant. Il ne me parle pas. Il ne partage rien avec moi.

Puis, je découvre que j’ai un second prénom : Jean. On m’explique que le père de mon grand-père maternel, un homme très savant, se dénommait Jonas. Mes parents désiraient me transmettre ce prénom. Cependant, m’expliquent-ils, ils se sont ravisés : ils ne pouvaient prendre le risque d’inscrire aussi clairement dans mon état civil ce prénom juif. J’enregistre parfaitement leur peur : ça pourrait recommencer. Cet ancêtre Jonas l’érudit et cette impossible transmission me touche. Je me sens lésé. Il me semble dès lors que je porte, quoi qu’il en soit, ce prénom, qui légitimement me revient. Très jeune, j’aime les livres, l’histoire, l’érudition.

Un peu plus tard, je me tourne vers ma grand-mère maternelle, seule adulte fiable et bienveillante de mon entourage, pour tenter d’approfondir ma généalogie. Elle me raconte. Son père a été tué dans un pogrom. « Des cavaliers sont venus dans le village. L’un d’entre eux a donné un coup de botte dans le dos de mon père. Il est mort ». Elle mime dans le vide, devant moi, avec sa main, le coup qu’il a reçu. Je reçois le choc dans mon dos. Un peu plus tard j’apprendrai qu’elle a perdu sa mère et sa sœur dans un bombardement allemand en Pologne. Elle espérait pouvoir les faire venir en France quand la guerre a éclaté.

Il convient d’ajouter à cela le gâteau au fromage, les kneidlers et une dizaine de mots yiddish qui se sont imprimés dans mon cerveau d’enfant, le tout représentant l’intégralité des transmissions directes sur ma condition de Juif par mon entourage. Mes parents et grands-parents n’étaient pas croyants, ne pratiquaient aucune fête et n’ont jamais fait mention devant moi d’Israël et de son histoire ancienne ou récente.

Après ces quelques expériences de transmissions, je n’ai plus posé aucune question. J’ai fait quelques découvertes par moi-même. Mes parents, déscolarisés à 14 ans, pour des raisons économiques, lisaient. Il y avait une bibliothèque assez fournie à la maison, en libre accès. Mes parents, très chaotiques dans leur relation avec moi, ne contrôlaient pas mes choix.

Il y avait surtout trois livres qui me fascinaient, relus de nombreuses fois. Des livres grand public, illustrés de nombreuses photos, traitant de civilisations : la Grèce antique, Rome, les Mayas. La rencontre avec ces trois livres m’a apporté les stimuli initiaux de l’apprentissage du latin et du grec au lycée ainsi qu’une curiosité inextinguible pour la diversité des constructions sociales et mentales des êtres humains, expression d’une transmission transgénérationnelle portée par l’inconscient familial (de longues lignées d’érudits et de rabbins s’interrompant à la génération des grands-parents) valorisant les livres, l’étude, l’érudition. S’est opérée en moi une forme de laïcisation d’exigences intellectuelles traditionnelles auxquelles je me suis raccroché pour survivre au chaos ambiant de ma famille.

Et puis, un jour, vers mes 11 ans, un livre : « Treblinka ». C’est un choc violent dont je ne peux parler à personne. Mon psychisme d’enfant bute en boucle pendant des mois sur le fait que six millions d’humains, un chiffre énorme, incompréhensible, n’ont pu se lever comme un seul homme et dire stop. Cela vient se télescoper avec deux autres faits.

Le premier : mon père ne s’oppose jamais à la violence verbale de ma mère envers lui, et ne s’interpose jamais face à la violence physique et psychique qu’elle déverse sur ses enfants. Très tôt je le qualifie en moi-même de lâche. Le second : le père de ma mère, que je ne vois que très peu et qui ne s’adresse jamais à moi, m’inspire une grande peur. Un jour où je suis seul dans une pièce avec lui, il me dit : « Si on t‘attaque à l’école, mets ton bras comme ça ». Il cache son visage derrière son coude. Lui aussi revient de camp, détruit psychiquement. Un secret de famille s’éclairera bien plus tard : cet homme battait sa femme et ses enfants.

Je suis effaré par cette transmission : je ne me sens jamais en danger à l’école et si quelqu’un m’importunait, d’une part, je n’aurais aucune difficulté à demander de l’aide à mon instituteur, monsieur di Marco, un homme attentif et fiable, d’autre part, il m’est déjà arrivé dans le feu de l’action de repousser physiquement un camarade agressif. Ces questions me taraudent longtemps : « les Juifs sont-ils faibles et lâches par nature ? Ai-je le droit de ne pas être Juif ? ». Je reste seul avec mes interrogations.

Un peu plus tard, vers mes 13 ans, je suis invité dans la famille d’un camarade de classe. Leur télévision est allumée à l’heure des informations : images de soldats israéliens frappant des palestiniens. On m’explique la situation, avec le recul, de façon plutôt intelligente. Je suis pris dans un double mouvement et un déchirement intérieur. Des juifs peuvent faire acte de violence. Donc, tous les juifs ne sont pas des moutons. Mais chasser des gens de leur maison, les frapper, les tuer, c’est exactement ce qui est arrivé à mes ancêtres, à mes parents. Comment « nous » pouvons faire ça ? Non ! Je suis révulsé, honteux. Il ne peut y avoir du « nous » dans ces circonstances. Je ne veux rien avoir à faire avec ces horreurs.

Il me fallait tout éclaircir. Ce qui m’as pris quelques années. Une première rencontre, vers mes 15 ans, avec les Khazars convertis au judaïsme avant l’an mil, grâce à Koestler1 présent dans la bibliothèque familiale. Je pouvais enfin rêver d’ancêtres libres dans la steppe, n’encourant aucunes persécutions. Je n’ai cessé de suivre leur piste dans les publications…

Puis la découverte que le monothéiste d’inspiration hébraïque s’est avéré très prosélyte avant le coup d’arrêt donné par l’Empire Romain, que la plupart des juifs du monde entier descendent de convertis et d’une grande diversité de populations, que quasiment rien ne les ramène à une origine palestinienne. L’exil, inventé par l’Église comme punition pour les juifs pour ne pas avoir reconnu son prophète, sans réalité historique. L’idée d’une essence, d’une race, née en Europe dans le sordide bouillon de la pensée des inégalités raciales qui allait nourrir la formation des états-nations, et qui mène à l’extermination, relève de délires pseudo-scientifiques que les juifs se sont réapproprié pour fonder un État essentialiste, ethnocentré, sur un territoire vidé de centaines de milliers de palestiniens et de centaines de leurs villages, détruits.2 Ce qui en d’autres lieux et d’autres temps est qualifié de « nettoyage ethnique ».

Parallèlement à cette recherche, je ne pouvais me satisfaire d’une transmission faite uniquement de traumas. Il me fallait trouver un autre contenu à cette histoire juive exclusivement morbide qui m’était imposée. Je fréquente une yeshiva, pour m’initier à l’érudition traditionnelle, j’écoute des rabbins, je lis des livres sur l’histoire, la pensée, la métaphysique juive. Découverte émouvante d’un dieu qui s’est retiré pour créer un espace vide de manière à laisser à l’homme la responsabilité de la réparation des dégâts subséquent à son retrait....

La question de la réparation, noyau de mon psychisme, s’impose à moi comme un destin. Premier enfant né après le désastre, je suis sommé de remplacer tous les morts qu’on projette sur moi, et de tenter de tirer cette famille meurtrie vers la vie. La réparation occupe toute ma vie, comme la justification profonde de mon existence, de ma quête de sens, de mes études, de mes recherches, de mon métier de soignant.

L’exploration de la tradition à travers les livres et les rabbins me touche mais ne fait pas de moi un croyant. Plusieurs fois j’entends des rabbins ashkénazes regretter le temps des ghettos ou aucune influence ne pouvait souiller la transmission. Cela attire mon attention sur le lien intrinsèque entre la constitution d’une identité juive ashkenaze et la persécution. Dans bien des interventions d’hommes publiques juifs, je reconnais cette teinte paranoïaque, bien installée et cultivée au cœur de l’idéologie israélienne.

Cette enquête, toujours en cours, alimentée et stimulée par toutes les controverses, me convainc que « nous, on est juifs » n’est qu’une croyance. Je suis porteur de cet héritage de persécution, dont je n’ai cessé toute ma vie de soigner les effets, mais mon « être » ne relève d’aucune essence qui me différencierait de tout autre être humain. Ma pratique de thérapeute, qui me fait rencontrer des humains de toute provenance, n’a fait qu’approfondir cette intime conviction d’une humanité commune face à la souffrance, aux injustices, aux violences interhumaines, aux injonctions transmises par les familles et les cultures. Je n’adhère pas à cette identité transmise ou assignée. Je me sens solidaire de tous les humains victimes des comportements prédateurs propres à l’espèce humaine, des injustices et des discriminations. Ceux qui les combattent sont mes frères, partout dans le monde.

Écrire à propos des événements dramatiques qui se déroulent au Proche-Orient fait surgir le spectre de deux positions critiques sans aucune validité intellectuelle mais bien rodées.

Depuis quelques décennies en France, des figures politiques attaquent régulièrement les sciences humaines en confondant, intentionnellement ou non, comprendre et légitimer. Tenter de comprendre et d’éclairer des faits ne consiste en rien en une légitimation de ces mêmes faits. La pulsion de comprendre, la démarche d’interroger toutes les composantes d’un fait et tenter de produire du sens à propos des motivations humaines et des événements est sans doute une des rares choses à mettre au crédit de l’espèce humaine.

Par ailleurs, la France et l’Allemagne portent un lourd fardeau de culpabilité à l’égard des juifs d’Europe. Cette culpabilité, d’autant plus forte en France que le passé vichyssois est passablement refoulé, voire revalorisé, conduit les autorités politiques à manifester un soutien sans faille aux politiques que mènent les gouvernements israéliens. Grace à de malins lobbyistes la critique visant Israël a été assimilée à de l’antisémitisme. Cet amalgame constitue une absurdité et une radicale malhonnêteté. Il faudrait alors taxer d’antisémites de nombreux citoyens israéliens peu enclins à soutenir la poursuite de la colonisation et la maltraitance quotidienne dont les palestiniens sont l’objet depuis la création de l’État d’Israël, ainsi qu’un nombre important de personnes dans le monde se revendiquant comme juifs, mais en désaccord profond avec le traitement réservé aux palestiniens et certains aspects du fonctionnement d’Israël.

Imaginons la France dirigée par un gouvernement d’extrême droite, avec un parlement disposant d’un bon nombre de députés catholiques intégristes. La pleine citoyenneté serait réservée aux individus pouvant se réclamer d’une ascendance franque et catholique depuis le baptême de Clovis. Les cartes d’identité de ceux ne relevant pas de cette origine porterait la mention « arabe », « tamoul », « juif » ou « polonais » (comme moi) etc… Certaines franges douteuses de population comme les alsaciens, qui parlent une autre langue que le français, et bien sûr les bretons et les basques, qui ont clairement manifesté leur résistance à l’intégration à la France porteraient aussi une mention distinctive sur leurs cartes d’identités, et seraient l’objet d’une interdiction d’exercer des emplois publics. Enfin tout mariage devrait se faire à l’Église au prix d’une conversion pour les non-catholiques. Divorcer ne serait possible que si le mari accorde le divorce à sa femme. En cas de refus, l’épouse devrait s’adresser à un tribunal de prêtres (masculins) qui statuerait sur la légitimité de sa demande. On peut supposer que de telles dispositions choqueraient bien des démocrates partout dans le monde

Le chef du gouvernement israélien actuel a déclaré qu’Israël est la patrie des Juifs du monde entier. Ce n’est pas le cas. C’est même le contraire de toute définition d’un État démocratique dont les citoyens sont les individus qui résident sur son territoire. Israël est la patrie des Juifs qui ont adhéré au mouvement sioniste dans un contexte de persécution dramatique, des juifs européens qui après la seconde guerre mondiale, du fait de la fermeture des frontières, n’ont eu d’autre choix que de se rendre en Israël, des juifs séfarades, qui bénéficiaient d’une cohabitation pacifique au Maghreb mais ont vu leurs conditions de vie se dégrader du fait de la création d’Israël et s’y sont réfugiés en grande partie (bien mal accueillis par ailleurs, objet du mépris des ashkénazes). Israël est la patrie de tous ces hommes et femmes, de leurs descendants, et de ceux qui depuis des décennies font le choix de s’y installer.

Avant de poursuivre, un petit temps de réflexion s’impose sur le terme « terrorisme ». Il va sans dire que n’importe quel meurtre est inacceptable. Et, il convient de rappeler que, parfois, les terroristes d’hier sont devenus des gouvernants d’aujourd’hui. Ainsi l’Irgoun, une organisation armée de la droite sioniste en Palestine mandataire, s’est illustrée dans une suite impressionnante d’attentats terroristes contre les anglais et les arabes au point que des personnalités juives dont Hannah Arendt et Albert Einstein cosigneront une lettre dénonçant « l’apparition d'un parti politique étroitement apparenté dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et son appel social aux partis nazis et fascistes »3. Un des chefs de l’Irgoun deviendra premier ministre d’Israël…

On ne naît pas terroriste. Il faut un terreau de colère, de rage, de haine pour amener des êtres humains à commettre des actes terroristes. L’inconscient d’un être humain est porteur des expériences émotionnelles des générations passées. Lorsque de nombreux humains se trouvent porteurs des mêmes informations, ils génèrent une mémoire collective qui amplifie les effets de ces affects sur chaque individu qui en est porteur. Une accumulation collective de haine permet que quelques individus puissent passer à l’acte. Les membres de l’Irgoun étaient hantés par les mémoires de persécutions, d’humiliations, de rejet subit par des juifs en Europe pendant des siècles. C’est l’énergie de cette mémoire collective qui a sous-tendu leur folie meurtrière.

L’on dispose d’une morbide comptabilité de dizaines de milliers de palestiniens, depuis les prémisses de l’État d’Israël, victimes de la répression des soulèvements arabes, de l’expulsion, des massacres dans les camps et bidonvilles, des répressions des intifadas, des exécutions partout dans le monde de dirigeants de la résistance palestinienne, morts sous la torture dans les prisons israéliennes, et aujourd’hui de la répression à Gaza (le bilan de deux mois de guerre s’élève d’ores et déjà à plus de 22 185 morts, dont plus de 5 350 enfants ainsi que 57 035 personnes blessées dont 8 663 enfants), sans compter les meurtres commis par les colons armés… A cela s’ajoute les humiliations quotidiennes dont sont victimes les palestiniens dans les territoires occupés, et en Israël. Le non-respect des accords de partage de la terre, le mur, la poursuite de la colonisation…. Ajoutons encore les centaines de milliers de palestiniens qui vivent dans une soixantaine de camps de réfugiés dans les pays avoisinants depuis trois générations, sans espoir d’une vie meilleure… On peut inférer que bien des familles ont des ancêtres, des enfants, des proches qui font partie de ces victimes. De quoi alimenter la haine qui servira de carburant aux futures générations de terroristes qui ne manqueront pas d’apparaître.

Suis-je antisémite pour oser poser un œil critique sur les actes des gouvernants israéliens ? Suis-je un juif indigne pour ne pas montrer une adhésion sans faille au projet sioniste ? Je ne m’identifie pas à des particularismes mais une humanité globale, à tous ceux de mes frères humains qui n’éprouvent pas le besoin de se jeter à la figure des chiffres de morts pour établir qui peut revendiquer le plus grand nombre de victimes, aux humains épris de justice qui se sentent solidaires de tous les humains maltraités par leurs semblables, et pour qui un seul humain assassiné par un autre humain, quelles que soient les circonstances, sera déjà, et toujours, un humain assassiné de trop.

 

(hiver 2023)

1La treizième tribu.

2Une immense gratitude à l’historien israélien Shlomo Sand pour son travail rigoureux, érudit et infiniment courageux, et à Julien Cohen-Lacassagne.

3 la liste des attentats de l’Irgoun est consultable sur Wikipédia)

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